"Une malheureuse parole "

1 décembre 2008

Un pauvre homme avait une malheureuse parole dans sa bouche. Une parole comme une bombe. Le mal qu'elle ferait si elle sortait. C'est pourquoi il ne la laissait pas sortir ni le jour ni la nuit. Mais voilà qu'un jour la malheureuse parole se tortille dans sa bouche comme si elle avait envie de faire pipi dedans . N'en pouvant plus , elle est sortie. Le mal qu'elle a fait ,elle a torturé ,mordu comme chien et chienne ,tué et vexé même .

"Reviens ,malheureuse " que lui criait le malheureux homme sans parole . Il lui a couru après et quand il l'eut rattrapée enfin , par terre elle était brisée en morceaux cassés. Il la ramassa et s'en alla chez le marchand de parole pour la réparer.

"Répare -moi ma parole ",lui dit l'homme.

"Ta parole est irréparable ",lui dit le marchand . "Elle ne vaut plus rien. Si tu souhaites ,j'ai une parole d'honneur à te vendre .Une occasion garantie , parole qu'elle n'a jamais servi. Pour toi je te fais un prix ."

Mais l'homme n'en voulait pas .

" Bon, j'ai une langue de bois ,avec les temps qui courent, c'est ce qu'il te faut."

Hélas comme l'homme n'était pas ministre, il ne la prit pas .

"Tsss,tss,tss ,lui fit le marchand lui tirant une langue de serpent. Achète donc cette langue,elle n'est pas venimeuse."

Mais notre homme la laissa siffler dans les oreilles et ne l'acheta pas.

"Tu veux un conseil ? lui dit le marchand. (Oh j'espère qu'il ne va pas lui vendre. ) Prends donc cette langue."

"Et pourquoi pas celle -ci ? "dit l'homme.

"Celle -là je ne la donne qu'aux chats"

"je suis malheureux ,lui dit l'homme. Est-ce que tu n'aurais pas un trou de mémoire à me vendre ,pour ne plus me souvenir du malheur qui me blesse ?"

"J'en ai bien un , mais tu ne le paieras pas .Car quand je te l'aurai vendu ,tu n'auras plus souvenir que je te l'ai vendu."

"Il me faut pourtant une langue ", poursuivit l'homme.

"Il te faut certes une langue oui, mais pas une qui dit "oui et non" pour un oui ou pour un non,ah çà non !"

Le vendeur alors le dirigea vers un stand aux langues spécialisées et bien pendues .

"Ici ce sont des langues enfermées à clés doubles et mises en boite dans un tiroir appelé "langue de terroir" .

"Alors je veux celle -ci " dit l'homme.

"Non , pas celle-là , je ne te la vendrai pas .C'est une langue morte,tu peux la frapper , la refrapper, elle ne répondra pas ."

"Elle est pourtant pliée en deux ", lui dit notre homme.

"Pliée en deux certes,mais pas de rire . Prends plutôt celle-ci.

"Elle ne tient pas debout, dit l'homme ; elle est à genoux. On dirait qu'elle se fait prier pour qu'on l'achète ."

"Non , pas du tout,répond le marchand ,c'est une parole de l'Imam, elle est déjà louée, un fidèle doit passer la prendre sous peu .

Ecoute ! poursuivit le marchand. Je t'ai montré tout ce que j'avais . Et tu ne veux rien. Hein ? Tu ne veux tout de même pas me retirer la langue de la bouche ? "

"Tu m'as montré toutes les langues, c'est vrai. Mais celle que tu as dans ta poche , tu ne me l'as pas montrée."

"Il y a longtemps que je ne l'ai plus . Vois toi même ma poche est trouée.Il ne reste plus que ma bonne foi au fond du trou. Voilà mon ami, j'ai une parole et c'est la dernière qui me reste, elle est au fond de la boutique. Seulement je te préviens qu'elle n'a pas de prix..."

"Et combien veux-tu que je te l'achète ?

" Je ne te la vends pas , je te la donne. C'est la parole du fou, celle du mahboul ."

Enfin l'homme trouva langue à sa bouche, comme chaussure à son pied. Il la tourna plusieurs fois et dit :

"Elle me va!"

"Alors va ,lui dit le marchand, maintenant que tu es fou de la tête aux pieds , il me reste à te souhaiter bon vent. Mais sache que le vent est ennemi de la parole . Couvre-toi et ne te découvre pas d'un mot."

L'homme allait répondre quand d'un coup sa parole fût emportée...soufflée par le vent.

"Ta parole maintenant est dans le vent ,rattrape -la vite " lui dit le marchand.

Et le mahboul se mit à courir après le vent, il faut être mahboul ! Il l'était et il courait, courait à en semer la folie. Allez donc rattraper le vent...Il faut être mahboul pour le rattraper.

Mais le vent était à bout, à bout de souffle. Il fut essoufflé, un point sur le côté, et tomba en dépression nerveuse sûrement.

Ainsi il fut rattrapé par le mahboul et le vent lui dit :

"Raconte l'histoire avant qu'elle ne te raconte. " et il expira , dans ses bras.

Le vent rendit la parole et même l'âme , qu'il n'avait pas volée d'ailleurs ...

Depuis la parole habite le mahboul. Elle ne le quitte plus jamais. Elle n'est pas malheureuse, puisque qu'elle peut sortir de jour comme de nuit. Sans rentrer dans sa bouche avant minuit.

Texte découvert grâce à Erminig , qui nous a offert "Qantara", le magazine des cultures arabe et méditerranéene-I.M.A.- "Le temps du voyage"

Texte de Moussa Lebkiri , né en Kabylie en 1952. Conteur , humoriste .

Il a fondé une compagnie théâtrale "Nedjma "et il a publié "Une Etoile dans l'oeil de mon Frère "1989-"Bouz'louf !Tête de Mouton " 1991-"Il parlait à son Balai" 1992-"Règlements de Comptes" 1994

Illustrations : Peintures de Claude Théberge